30 – ONCLE ET NEVEU

— Alors, mon oncle, vous êtes maintenant décidé à habiter Neuilly ?

— Oh ! oh ! décidé ! décidé ! c’est-à-dire que ta tante trouve le quartier charmant, et puis ce serait très agréable, nous pourrions avoir un jardin... et puis, enfin, les terrains vont assurément prendre de la valeur de ce côté.

Le gros homme en articulant le mot « spéculation » semblait parler du paradis.

Rien qu’à son aspect, on pouvait deviner le petit commerçant qui s’est retiré des affaires, et, volontiers, est tenté de se croire du génie.

Près de lui, le jeune homme qu’il avait appelé son neveu, mince, élégant, la moustache blonde fine, soigneusement frisée et cosmétiquée à la pommade des Mousquetaires, jeune commis de magasin de nouveautés désireux d’être pris pour un snob...

— Vous avez raison, les spéculations sur les terrains sont des spéculations à peu près certaines et pourtant rapportant gros... De sorte que vous avez écrit au concierge de cet hôtel pour lui demander à visiter ?

— Exactement, et il m’a répondu de venir soit aujourd’hui, soit demain... qu’il serait à ma disposition. C’est pourquoi je t’ai fait prévenir d’avoir à m’accompagner, car enfin puisque tu es le seul héritier de ma fortune...

— Oh ! mon oncle, croyez bien...

— Oui, oui, je sais...

Le tramway de la Madeleine, où les deux hommes conversaient à haute voix, fort peu soucieux de l’attention amusée des autres voyageurs, s’immobilisait un instant place de l’Église à Neuilly.

— Descendons ! le boulevard Inkermann commence là.

Avec des halètements d’homme auquel sa corpulence rend pénible le moindre exercice physique, l’oncle se laissa choir du marchepied du tramway.

Plus leste, le jeune homme sauta à ses côtés :

— Je vous suis... Mais il y a des quantités de moyens de communication, à Neuilly ?...

— Oui...

En cinq minutes de marche, les deux promeneurs arrivaient devant la maison de lady Beltham, habitation où Juve et Fandor étaient venus, précédemment, faire une assez longue enquête.

— Tu vois, mon petit, déclara encore à voix haute le gros personnage, que l’hôtel n’a pas trop mauvaise apparence. Évidemment, il y a longtemps qu’il ne doit pas être habité. Mais enfin il est possible qu’il n’y ait pas d’énormes réparations à faire !

— En tous cas le jardin est fort beau.

— Oui, le jardin est assez grand...

— Nous sonnons ?

— Oui ! sonnons !...

Le jeune homme pressait le bouton, un carillon retentissait au lointain ; bientôt le concierge se présenta, grand gaillard aux longs favoris, comme il faut : le type parfait du domestique de haut style.

— Ces messieurs viennent visiter ?

— Justement. Je suis M. Durut. C’est moi qui vous ai écrit...

— En effet, monsieur, je me rappelle.

Le portier fit pénétrer les deux visiteurs dans le jardin et tout de suite le gros homme entraînait son neveu au long des allées.

— Tu vois, Émile, ça n’est pas grand, grand, mais enfin c’est largement suffisant... pas d’arbres devant la maison, ce qui permet la vue sur le boulevard Inkermann de toutes les fenêtres...

Le portier qui suivait les deux visiteurs, interrompit l’extase du futur propriétaire :

— Si ces messieurs veulent visiter la maison ?

— Mais certainement, certainement !

Le portier conduisit ses visiteurs par les degrés du large perron jusqu’à la principale porte d’entrée :

— Voici le vestibule, messieurs, à gauche l’office, la cuisine, à droite, la salle à manger, en face de vous un petit salon, puis le grand salon, et enfin, ici, l’escalier à double révolution qui mène au premier étage... Ces messieurs ne font pas attention, n’est-ce pas, à l’état intérieur de la maison, il y a longtemps que ça n’est plus habité...

— C’est vrai... c’est vrai... À qui appartient au juste cette demeure ?

— À lady Beltham, monsieur.

— Elle ne l’habite pas ?

— Elle ne l’habite plus, monsieur. Lady Beltham est en ce moment en voyage... pour raison de santé... on ne sait quand elle reviendra, c’est pourquoi l’hôtel est à vendre...

Toujours sans mot dire et l’air assez désagréable, le concierge de l’hôtel conduisait maintenant les visiteurs au premier étage de la maison.

— Il n’y a qu’un seul escalier ? demanda le gros homme.

— Oui, qu’un seul escalier.

— Très bien, très bien...

Sur le palier, l’oncle appela encore son neveu :

— Sais-tu que tout cela me plaît assez...

— La maison paraît charmante, dit le neveu.

— Seulement que de réparations à faire !

Et se tournant vers le concierge, le gros homme demanda :

— Quelle est donc la cause de cette humidité extraordinaire ? Nous sommes loin de la Seine, le boulevard Inkermann est très aéré, le jardin n’est même pas très ombragé…

— Monsieur verra tout à l’heure, répondait le concierge, que l’architecte de cette maison a fait une grosse maladresse, il y a une citerne dans les caves où s’accumule l’eau de pluie, et cette citerne doit avoir des fuites, c’est ce qui fait que l’humidité pénètre partout...

— Cela n’est pas engageant, constatait le gros homme ... moi l’humidité, je la crains par-dessus tout, en raison de mes rhumatismes.

Le concierge, sans mot dire, pressa le mouvement :

— Voici la chambre de lady Beltham.

— On voit que c’est le dernier appartement qui a été habité...

— On voit ?... À quoi monsieur le voit-il ?

— Mais... les chaises sont bougées comme à la suite d’une visite récente... il y a beaucoup moins de poussière sur les meubles, ah ! tenez... voilà même un détail... regardez sur ce bureau... ce petit secrétaire, voyez autour du sous-main, il y a une trace de poussière... le buvard a été changé de place récemment... quelqu’un a écrit là... il n’y a pas très longtemps... mais... mais... qu’avez-vous donc ?

En entendant parler le gros homme, le portier avait étrangement pâli :

— Oh ! balbutia-t-il, ce n’est rien !... rien du tout ! mais... j’aimerai mieux... si cela ne déplaît pas à ces messieurs !... il serait peut-être préférable !...

Visiblement, l’émotion du portier intriguait au plus haut point le gros homme.

— Qu’est-ce que vous avez, répéta-t-il. On dirait que vous avez peur ?

— Peur ! Monsieur ! non, je n’ai pas peur !... seulement !...

— Seulement, quoi ?

Baissant la voix le portier, soudain, confessa, reculant précipitamment vers la porte de la chambre :

— Eh bien, messieurs, il vaut mieux ne pas rester ici... lady Beltham vend cette maison parce qu’elle est... hantée !

— Allons donc !

Ni l’oncle, ni le neveu ne parurent impressionnés par la déclaration de leur guide. L’oncle riait d’un gros rire d’homme satisfait ; le neveu plus calme, questionnait :

— Bigre ! il y a des revenants ?

— Oh ! confirmait le portier en secouant la tête, ces messieurs ont tort, tout à fait tort de rire, ce n’est pas si drôle que cela... et je sais bien, moi, plutôt que d’acheter cet hôtel...

L’oncle riait toujours, le neveu insista :

— Mais, enfin, que se passe-t-il au juste dans cette maison ?

— Il y a, monsieur, que des « esprits » y viennent...

— Des esprits !

— Oui, monsieur...

— Vous les avez vus ?

Le portier protesta :

— Ah ! pour sûr que non, monsieur, quand ils sont là, je m’enferme dans mon pavillon...

— Alors, demanda le gros homme, en riant, si vous ne les avez pas vus, comment pouvez-vous savoir qu’ils viennent ?... Ça n’existe pas, les revenants...

— Monsieur m’excusera, disait-il, mais ce ne sont pas des esprits comme les autres ; si je ne les ai jamais vus, je sais bien quand ils se manifestent...

— Ils ont donc leurs heures ?

— Leurs heures, non monsieur, mais leur jour !

— Leur jour !

— Oui, monsieur ! Monsieur saura qu’ils viennent presque toutes les nuits du mardi au mercredi...

— Mais c’est fou, ce que vous nous racontez là !...

— Que monsieur ne me croie pas s’il le veut, mais c’est pourtant la vérité... je suis certain de ce que j’avance... Le temps d’aller chercher mes clés ! Monsieur, rien que ce temps-là ; et quand je reviens, je ne trouve personne !... Je croyais d’abord que c’étaient des cambrioleurs, mais j’ai bien vu qu’on n’avait rien emporté... pourtant je ne m’étais pas trompé, allez ! il y avait des meubles changés de place... Il y avait des miettes de pain sur le plancher !

— Des miettes de pain ! vos esprits viennent souper ici ?

— Mais, dites-moi, mon brave, qu’a-t-elle pensé, lady Beltham, lorsque vous lui avez raconté ça ?

Lady Beltham s’était d’abord moquée de lui.

— Mais, monsieur, poursuivit-il, j’avais mon idée, n’est-ce pas ? J’ai guetté tous les jours dans le jardin et j’ai entendu les mêmes bruits, plusieurs fois, toujours dans la nuit du mardi au mercredi... à la fin, j’ai organisé un piège, j’ai entouré d’un trait de craie le pied des chaises qui se trouvaient dans la chambre de lady Beltham encore en voyage... Eh bien, monsieur, quand je suis revenu dans la maison, le jeudi, les chaises n’étaient plus à leur place, tout avait été bougé !... ainsi...

— Et alors, questionnait le jeune homme ?

— Alors, continuait le portier, j’ai dit la chose à lady Beltham, je lui ai raconté mon invention et j’ai bien vu tout de suite qu’elle y croyait, cette fois-là et qu’elle avait grand-peur... c’est depuis lors, qu’elle a décidé de vendre, l’hôtel et qu’elle l’a abandonné tout à fait.

— Mais vous n’avez jamais vu de traces que dans cette chambre ?

— Oui, monsieur, que dans cette chambre et aussi dans l’escalier et dans le vestibule.

— Nous les tenons !

— Juve, vous êtes certain de ce que vous avancez ?

— Tu vas voir !... entrons là !

Juve poussait Fandor dans la boutique d’un petit marchand de vins, il allait s’asseoir à une table déserte :

— Tu vas voir, Fandor...

Et, ayant commandé des consommations, Juve tira de sa poche, en le tenant par l’extrémité, un morceau de papier complètement blanc :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un bout de papier, tu le vois, que j’ai ramassé pendant que le portier tournait le dos, sur le bureau de Lady Beltham... ce papier représente certainement la moitié d’une feuille déchirée suivant un pli dont on voit encore la trace... il va me servir à faire une petite expérience très simple... S’il y a longtemps que quelqu’un est venu dans la maison, nous ne trouverons rien. S’il n’y a pas trop longtemps qu’une main s’est appuyée sur ce papier, nous allons en avoir l’empreinte.

Juve tira de sa poche un crayon, puis, ayant l’air de tailler la mine, gratta celle-ci avec la lame de son canif, faisant tomber sur le papier une fine poussière de graphite... Et, au fur et à mesure que le graphite se répartissait sur le papier blanc, une main y apparaissait !...

— C’est ainsi, continuait Juve, avec ce petit procédé très simple, que l’on peut arriver à retrouver les empreintes digitales des gens qui ont écrit ou appuyé leur main sur quoi que ce soit, papier, verre, bois même, etc., etc.. D’après la netteté de cette trace, qui est produite par la coagulation de la plombagine, sous l’influence de la transpiration normale de la main qui s’est posée sur ce papier, je peux t’affirmer que l’on a écrit au bureau de Lady Beltham il y a une dizaine de jours à peu près !

— C’est merveilleux, disait-il ; voici donc la preuve absolue que Lady Beltham vient encore de temps en temps dans son hôtel ?

— Tu l’as dit... ou du moins que quelqu’un y vient... car cette main est une main d’homme...

— Mais qu’allez-vous faire, Juve, maintenant ?

Le policier regardait Fandor :

— Maintenant ?... ah ! maintenant, je vais commencer par aller à la Préfecture retirer mon ventre... qui me gêne énormément...

— Et moi, j’aurai un certain plaisir à me débarrasser de ma moustache postiche...